L’ÉQUIVOQUE DE LA CULTURE, texte de Georges Bataille
Extrait de la revue « Comprendre » n° 16, Société Européenne de culture, Venise 1956
Je m’excuse de situer la question dès l’abord en dehors de ses perspectives habituelles. La forme première de la culture n’est pas à mes yeux celle que nous envisageons le plus souvent. Nous envisageons d’habitude la culture individuelle, mais les peuples primitifs - ou archaïques - ont leur culture. En réponse à la question des devoirs de l’« homme de culture », il est peut-être déplacé de remonter si loin ; autant qu’il semble, hors du domaine où la question se pose pour nous. Il me semble néanmoins que c’est dans le cadre d’une telle culture, à laquelle je donne ici le nom d’archaïque, que les relations - et l’opposition - de la culture et du pouvoir sont données le plus clairement.
Le pouvoir qui s’oppose à l’autonomie de la culture peut le faire en premier lieu, s’il donne le pas à des préoccupations militaires ; en second lieu, s’il préfère au développement de la culture celui des forces productives.
L’exemple de l’Egypte me permet de m’exprimer. Sa culture a l’avantage de se définir, nécessairement, en contraste avec la culture individuelle des Grecs. Mais surtout les représentations que j’en tirerai me permettront d’être aisément compris.
Je n’essayerai pas d’analyser des composantes qui ressortent suffisamment. Je partirai de l’image familière des Pyramides. Personne n’en doute, les Pyramides comptent au nombre des merveilles de la culture. Je n’entre pas dans le détail de leur interprétation religieuse. Je me borne à rappeler qu’elles ont eu et qu’elles ont gardé le sens d’un triomphe de la pensée sur la mort. Cette manière de voir est sans doute une simplification, mais il n’en est pas de plus légitime.
Nous pourrions en même temps, dans une réflexion superficielle, lier les Pyramides au poids de la pierre et aux souffrances de milliers d’esclaves, mais c’est justement d’avoir triomphé de la pesanteur et de la souffrance que ces édifices sont merveilleux. En eux, l’humanité est belle en son entier. La douleur est laide, elle est impuissante et ne répond que par le non-sens à la question que l’angoisse pose en nous. Dans la sérénité des Pyramides, l’humanité est belle d’avoir dépassé le malheur de ceux qui les ont élevées ; elle est belle de cette apparence inchangée, maintenue comme un effet d’une souffrance laide et innombrable, qui s’est tue. L’humanité ne cesse pas individuellement de mourir, de souffrir et de trembler, mais au delà de la mort, de la souffrance et du tremblement, elle peut se contempler dans le rêve que fut la victoire de la pensée sur la misère de notre condition. Notre culture, il est vrai, ne s’en tient pas toujours à ce mouvement d’indifférence du vainqueur. Ce mouvement nous laisse après tout désarmés, mais si la culture, effectivement, nous ouvre un peu plus loin un horizon hideux, son premier pas n’en est pas moins lié à la possibilité d’un triomphe aussi parfait. Dût-elle à cette fin nous mentir, elle dût en premier lieu figurer pour nous ce monde à notre mesure.
Ce triomphe, essentiellement, fut celui du travail que la culture a commandé, mais qui diffère de la culture en ce que, dans tout son mouvement, il est l’effet d’un calcul des causes rapportées à leur effet pratique.
Je ne crois pas que nous puissions jamais parler de culture sans l’opposer dans son essence au travail, que la culture seule peut détourner d’une application immédiate à la satisfaction des besoins. L’exemple des Pyramides est remarquable en ce qu’il montre un immense travail au service d’une fin inutile, propre à la culture, d’une fin propre à la culture, non à la raison d’être fondamentale du travail, que furent les proies à dépecer, les huttes à élever pour ne pas mourir. Le travail d’édification des Pyramides est en son essence la négation du travail ; elles furent édifiées comme si le travail était négligeable et pouvait être en quelque sorte enseveli. Du point de vue pratique, qui est celui du travail, les Pyramides sont aussi vaines que serait aujourd’hui la construction d’un gratte-ciel suivie de son incendie voulu sans raison.
Ce défi à la mort n’évita la mort à personne, il dût au contraire entraîner de nombreuses morts accidentelles. Mais sa folle négation eut un sens : celui de la richesse, du travail enfouis, qui, du fait d’échapper à leur emploi utile, prenaient valeur de fin souveraine. Cette richesse, ce travail enfouis consacraient en effet souverainement le pharaon mort, faisant de lui ce qu’il ne fut pas de son vivant, l’image de l’éternité divine. C’est d’être soustraites à leur emploi servile que les choses abandonnent leur sens et ne sont plus des choses, mais des reflets divins, des apparences souveraines, des choses sacrées. C’est pour situer devant eux et contempler ces apparences que les hommes les voulurent incarner en la personne de l’un d’entre eux, qui dès lors, pouvait devenir la fin de tous les autres, marquant le lieu où la servitude se dissolvait : dans l’ombre des Pyramides, la réalité se détachait même de la vie, sans fin la mort la transfigurait.
Les Pyramides manifestent une va leur de culture indépendante de la composition de force à partir de laquelle exista la puissance de l’Egypte : la puissance, c’est-à-dire un Etat réalisé dans une armée. Mais cette indépendance de principe ne pouvait être assurée solidement. Bien que la dignité de pharaon n’ait tenu sa valeur que dune pensée extérieure au pouvoir militaire, nous savons que la désignation du souverain put dépendre de luttes armées. Ce sont des guerres qui placèrent dans les mains d’un seul le patrimoine religieux de plusieurs pays : et la richesse propre à telle souveraineté locale put être acquise militairement. La richesse spirituelle, en quelque sorte mystique, différait essentiellement des mouvements des chars et des corps de troupe. De même, encore qu’avec plus de netteté, la dignité d’un pape ne cessa jamais d’être distincte du commandement des mercenaires pontificaux. Il s’agit d’un côté d’une création de la culture, de l’autre, d’une force matérielle. Il n’existe guère de force matérielle qui ne soit liée à quelque prestige. Mais réciproquement, sur le plan où nous sommes à l’instant placés, il n’est guère de richesse spirituelle qui puisse être souveraine autrement que dans la mesure où elle dispose d’une force armée. Théoriquement, je puis imaginer un pouvoir spirituel pur, tel que le prestige lié à une dignité suffise à déplacer cette force. Mais dans la pratique, la force obéit mieux à ceux qui possèdent les qualités proprement militaires (physiques ou techniques). C’est pourquoi il n’est pas de pouvoir spirituel qui ne puisse être vicié par l’intervention des valeurs militaires, c’est-à-dire de la force matérielle. Au sommet, toutefois, c’est d’un effet de la culture qu’il s’agit, lié au pouvoir qu’un être a de magnifier les valeurs souveraines, et de les placer au dessus du calcul de l’intérêt. D’une manière fondamentale, est souverain, sur le plan spirituel, celui qui donne sans calculer, sans compter, qui veut le rayonnement de la splendeur (les valeurs spirituelles plus récentes, qui font la part de la morale, ne jouent qu’en second lieu ; au temps des pharaons, elles sont encore insignifiantes). L’opposition des valeurs souveraines aux valeurs utiles a la plus grande simplicité. Elle est toujours facile à faire et cet aperçu l’accusera. Elle est la base de l’opposition des biens de culture aux valeurs pratiques. Sur ce point, la confusion est de règle. Souvent les biens de culture sont appréciés à partir de leur valeur pratique : il me semble qu’un avilissement de la vie humaine en découle, et c’est la raison pour laquelle j’écris ces pages. L’origine de la confusion est d’ailleurs claire : elle tient au glissement dont je parle, qui, dans la mesure où elles se lient au pouvoir politique, laisse les valeurs spirituelles à la merci de la force armée. Ce glissement est d’autant plus lourd qu’il y a une affinité possible entre deux réalités essentiellement opposées, militaire et sacrée. Cette affinité est superficielle, mais elle n’en a pas moins de conséquence. Du fait que la guerre met la mort en jeu, et qu’en elle, du moins dans les conditions de la civilisation archaïque, la violence est souvent plus forte que le calcul de l’intérêt, il semble qu’elle s’accorde avec des sentiments très populaires et très profonds. Cet accord est menteur et profondément malheureux, il est à l’origine en premier lieu de l’avilissement que je veux dénoncer. Sans doute, peu d’esprits sont aujourd’hui prêts à cette confusion. Mais dans le sens contraire une erreur plus grave en découle. La morale qui s’oppose au jeu des valeurs militaires fait à son tour intervenir le calcul : elle condamne ces valeurs au nom de l’intérêt pratique et de la raison, qui est avant tout la raison pratique. Je ne conteste pas la condamnation de la morale, mais je vois que les valeurs souveraines étant la plupart du temps confondues avec les valeurs militaires, étant compromises avec elles, une condamnation générale confuse en est résultée. Pas assez logique, pas assez rigoureuse sans doute pour qu’une beauté aussi étrange, aussi loin de l’ordre réel que les Pyramides, en puisse être touchée. Mais ce qui, de nos jours, se détacha dans sa pureté se lia jadis à des circonstances politiques complexes, mettant en jeu des intérêts, des forces et des calculs. Je dois faire ressortir ici le sens de cette décantation, opérée par le temps. Mais immédiatement, le développement de la culture reposa sur la conscience d’une contradiction : ce qui peut nous apparaître aujourd’hui sacré sur le plan spirituel dût aussi revêtir un aspect sordide. Le premier mouvement de la culture fut la création des valeurs, mais dans un mouvement secondaire la culture devait critiquer ce qu’elle avait elle-même créé. En principe, il était nécessaire de contester l’usage intéressé de ce qui, dans son essence, était la négation de l’intérêt (du calcul). Cela ne put se faire, en premier lieu, que sous une forme limitée : la tricherie au profit de privilégiés fut dénoncée au nom de l’intérêt individuel lésé. Si bien que la culture se développa sur le plan individuel dans le sens d’une opposition des valeurs utiles aux valeurs sacrées. La culture repose sur la négation de l’utile, du moins de sa domination, sur l’affirmation des valeurs et des biens qui font de nous des hommes et non des animaux. Mais elle put en second lieu, et même elle dût nier ces valeurs et ces biens parce qu’ils deviennent, pour un petit nombre, le principe de leur égoïsme et de leurs calculs. La culture devint le pavé de l’ours de la culture : parce qu’elle devait contester l’utilisation des valeurs sacrées, des biens de culture, elle servit le primat des valeurs utiles.
Cet aspect de la culture et ses extraordinaires conséquences doivent être soulignés. La critique de la comédie sur laquelle reposaient les valeurs archaïques était inévitable. Pour l’ensemble des hommes, il était impossible d’être longtemps satisfaits des biens que leur apportait le premier mouvement de la culture, tel que le manifeste les Pyramides. Ces biens étaient des biens, dans la pensée, dans la réflexion, comme l’est un spectacle insaisissable, mais ils formaient le patrimoine réel du pharaon. Pour les autres, il s’agissait d’une image et d’une fable. Le pharaon était le seul bénéficiaire réel : il entrait seul dans l’éternité. A la longue, les autres furent déçus par un triomphe qui les concernait dans la mesure où ils jouissaient humblement d’une gloire et d’un salut qui n’étaient pas les leurs. Dans les limites de l’histoire égyptienne, une évolution se produisit dans le sens d’un individualisme croissant. Il semble même qu’une période de troubles en résulta, une sorte de révolution où l’ordre social chavira. Mais seul le développement de la civilisation hellénique fit passer de la collectivité à l’individu les créations de la, culture.
Les biens de culture ne peuvent en réalité être l’objet d’aucune appropriation particulière. Mais non seulement une telle appropriation en annule le sens. (Ainsi, du fait que la Pyramide assurait la survie du pharaon elle lui était utile, tandis qu’elle était utile, pour les autres un bien de culture). L’appropriation devient le point de départ d’une confusion entre la valeur et la négation de l’appropriation. La morale est dans son mouvement essentiel une lutte contre l’appropriation violente, ou sournoise, dont les biens de toute nature sont l’objet. Il est remarquable que ces biens se trouvent valorisés par voie de conséquence sur le plan de la morale. Ils ne sont plus alors désirés immédiatement, mais ils prennent une valeur morale en tant que la morale, qui exige leur juste répartition, fait de leur utilité l’exigence du bien (dans la négation de l’appropriation, c’est l’utilité que la Pyramide eut pour le pharaon qui ressort). Dans la culture individuelle des Grecs, ces préoccupations, que l’Egypte ancienne ne mit jamais au premier plan, prirent le dessus. Dans le mesure où il se charge de l’intérêt des individus généralement, l’individu tend à s’opposer aux valeurs souveraines du passé, parce que, dans la lutte d’un petit nombre pour le pouvoir, elles sont devenues pour lui des objets d’appropriation particulière, et parce qu’elles servent au développement d’un pouvoir central contre les individus.
Ce glissement discret de la culture au profit de l’utilité matérielle se fit en même temps que s’ordonna l’ensemble de réflexions qui aboutit à la science, qui d’abord opposa aux valeurs souveraines et sacrées du passé le prestige de la raison. Le mouvement essentiel de la culture grecque posa le prestige de la raison de telle manière qu’il parut extérieur à l’utilité. La philosophie, la logique et la science se développèrent parallèlement au travail et à la technique, qui sont essentiellement des activités raisonnables. Mais dès l’abord, au même titre que la morale, elles se voulurent désintéressées. Elles étaient des biens de culture et, comme telles, elles devaient s’affirmer souveraines. Leur vérité ne devait en aucune mesure être servile.
Elle devait avoir une valeur en soi, non pour les services matériels qu’elle pouvait rendre.
Personne évidemment ne discute un caractère essentiel de la culture. L’« homme de culture » se distingue de celui qui met son intelligence au travail en vue d’un résultat pratique. Là-dessus le doute ne pourrait s’introduire sans donner le sentiment d’un danger fondamental. La culture est souveraine ou n’est pas. Il y va de la dignité humaine. L’esclavage fait de l’homme un animal. La culture servile a le même sens, elle retire à l’homme ce qui l’élève et le distingue de l’animal. Encore ne nous ramène t-elle pas à l’animal sauvage, mais à l’animal domestique, au niveau de la ferme et de la basse-cour.
Mon affirmation appelle, il est vrai, une contrepartie. Le travail et la technique ne fondent pas moins la particularité humaine que la culture. C’est même apparemment par le travail que l’homme se dégagea de l’animalité. La culture, en un sens l’opposé du travail utile, est le fait d’un être qui travaillait. Nous devons même dire des biens culturels qu’ils sont dans leur essence un antidote du travail. Le travail fait du travailleur un moyen, mais une préoccupation poursuivit l’homme dès l’origine, qui jamais ne cessa de la dominer : l’homme avant tout voulut se donner à lui-même comme une fin. Sans doute dut-il faire en ce sens un effort d’autant plus grand que le travail tendait à le réduire à l’état d’instrument. Ce n’est d’ailleurs pas l’aspect le plus généralement reconnu de la religion qui répondit à cette préoccupation : la religion fut aussi royale, l’institution de la souveraineté personnelle fut l’une de ses formes majeures et c’est en elle que l’homme s’est sans cesse et sous diverses formes affirmé comme une fin, comme une fin d’ordre religieux. Mais j’ai représenté l’échec, le glissement, qui fit assez vite de la souveraineté une vérité bâtarde, une équivoque. Dans la mesure où il fut un chef d’armée pris dans les marchandages et dans les rapines de la politique militaire, le souverain, généralement, se réduisit lui-même à un moyen d’appropriation des richesses!
Mais la morale, la philosophie et la science, qui tentèrent d’opposer aux valeurs sacrées du passé des biens culturels fondés, comme ces valeurs, sur un désintéressement souverain furent à leur tour engagées dans un glissement. Ces biens ne pouvaient se lier à l’indifférence devant la situation laissée par l’équivoque d’un monde soumis à la pire domination, celle de la force armée ; soumis encore à la domination de la misère contre laquelle la science est tenue de lutter par le moyen de la technique. (Ne parlons pas des contributions décisives que la science apporte à l’activité militaire !) De toute façon, les biens que nous tenons de la culture individuelle sont décevants. Nous attendons de la culture qu’elle nous détermine comme des fins, mais la philosophie, la science ou la morale sont équivoques. Nous sommes sûrs de l’espoir qui les suscita, non des valeurs qu’elles ont créées. Ce que nous appelons la culture est le contraire de ce que nous voulons saisir dans la mesure où nos connaissances techniques en découlent. La culture est donc limitée en nous à l’espoir vague et toutefois merveilleux que nous maintenons, dans l’immense confusion des esprits, même à la faveur de cette confusion.
Il y a une équivoque de la culture. La culture n’est pas en fait toujours maintenue dans les limites de l’affirmation de l’homme comme fin.
C’est si vrai qu’il existe des politiques culturelles, où la culture elle-même est un moyen, dont un pouvoir d’Etat est la fin. Il y a deux aspects de cette équivoque. L’aspect nationaliste est le moins significatif, mais il en est un autre où la culture n’est pas seulement la richesse d’un Etat, seul considéré comme une fin, mais la créatrice des richesses de la civilisation, qui peut être cette fois la civilisation universelle. S’il s’agit des richesses matérielles, il est à la rigueur possible, sinon facile, de résoudre l’équivoque, mais la confusion est plus lourde s’il s’agit des richesses morales.
En effet, l’équivoque a sa source dans la morale, où la fin n’est jamais séparée des moyens que formellement. J’arrive à l’essentiel de mon étude : une culture est possible s’identifiant à l’affirmation de l’homme comme une fin, mais l’affirmation ne peut être le fait de la morale. La morale envisage les moyens de rendre l’humanité viable.
La culture seule, au delà de la morale, a le loisir d’envisager la fin. Elle peut même dès l’abord, indépendamment des valeurs qu’elle a créées, se donner pour la fin de l’homme, mais c’est aller trop vite. Si elle définit la fin, si elle l’envisage, elle devient en effet cette fin, mais alors seulement. La fin de l’homme est bien une forme de culture : celle dont l’objet est la fin de l’homme. Il est vrai que les premières tentatives, dont le pharaon est l’exemple, ne pouvaient aboutir, parce que le pharaon faisait appel à la sensibilité inintelligente. Il en résultait non seulement une insuffisance, mais le glissement dont j’ai parlé d’abord. L’existence d’un pharaon était bien le produit d’une culture, et elle voulait être une image de la fin de l’homme. Mais seul 1’« homme de culture », qui n’est pas le sujet du pharaon, mais dont, entre autres, l’existence du pharaon est l’objet possible, peut accéder effectivement à cette fin. Le pharaon, bien entendu, n’est pas le thème obligatoire de cette forme de culture, il n’est que l’exemple d’une foule, par l’intermédiaire d’un individu souverain, s’efforçant grossièrement vers la fin humaine. C’est pourtant dans la réflexion sur un tel exemple que 1’« homme de culture », en même temps qu’il évite la pureté de l’abstraction, évite celle de la solitude et fait l’expérience d’un lien qui l’associe, non seulement à l’homme qui peupla communément l’Egypte ancienne, mais à tout homme possible.
Nous accédons de cette manière à un humanisme plus entier, se donnant pour objet complémentaire ce qui d’abord rendit l’humanisme, la culture individuelle, impossible, et contre quoi l’humanisme envisagé dans son essor, à partir de la Grèce, dût nécessairement se dresser. L’humanisme, nécessairement, dut être révolutionnaire, mais son accomplissement ne se produit qu’au moment où il aperçoit la valeur de ce qui le révolta, qui le révolte encore, où il aperçoit en même temps le sens de sa révolte.
La sorte de culture dont je veux parler n’est donc pas une sorte de culture entre autres, mais la culture faisant le tour de la culture, revenant sur son commencement et, dans ce retour, sortant de l’équivoque, cessant absolument d’être un moyen, devenant une fin, étant réflexion sur la fin, réflexion de la fin, réflexion infinie.
Mais elle peut être dans tous les sens réflexion qui s’accomplit. Il est important de faire observer qu’étant en son essence réflexion de la fin, réflexion sur la fin, elle ne peut l’être entièrement qu’en étant dans le même mouvement réflexion sur les moyens.
Je me bornerai dans les limites de cet aperçu à donner en conclusion une représentation typique de l’effort auquel elle est condamnée dans le sens de la réflexion sur les moyens.
Si la fin de l’homme implique la consécration d’une partie des richesses produites à autre chose qu’au développement de la production (je rappelle que la construction des Pyramides est l’exemple dont je suis parti), nous devons cependant reconnaître, la place considérable (je dirais essentielle si l’essentiel n’était pas donné dans la fin, non dans un moyen) à laquelle a droit le développement de la production. A cet égard, la perspective du temps présent est la plus remarquable. Le système de production dans lequel nous vivons a demandé l’accumulation des richesses : la production moderne exige en premier lieu la consécration des ressources à la production des moyens de production, c’est-à-dire à l’équipement industriel. La période d’accumulation est toujours une période critique. Dans une période d’accumulation, il ne peut y avoir d’essor heureux de la culture désintéressée. La culture au contraire entre dans l’équivoque : elle ne peut compter que dans le mesure où elle est utile -ou du moins semble utile. Encore dans la société où l’avarice bourgeoise à la base assuma l’accumulation, la crise a-t-elle été larvée. Nous savons cependant quelle fut la misère des classes pauvres en Angleterre à l’époque de son plus grand effort industriel. La crise est forcément plus grave dans les sociétés où le mode d’existence féodal s’est perpétué, rendant en premier lieu l’accumulation bourgeoise impossible. La classe ouvrière et les intellectuels de ces pays durent y prendre l’initiative de l’industrialisation. Cela ne pouvait se faire sans accentuer l’équivoque de la culture dans le sens d’un utilitarisme que la bourgeoisie n’ignore pas. Dans la société bourgeoise, qui de nos jours a dépassé la période critique de l’accumulation, cette orientation du communisme fut souvent mal comprise. Je ne parle pas de ceux qui se réjouirent de toutes les difficultés de régimes à leurs yeux menaçants. Mais la mise de la culture au service de la production pouvait être déplorée à bon droit.
J’ai parlé de cet aspect dramatique de la période récente, afin d’introduire un point de vue qui me semble fondamental.
Loin d’accroître réellement l’équivoque de la culture, les crises russes et chinoises tendent à la résoudre. Ces crises sont des exemples frappants des conditions dans lesquelles la fin de l’homme est accessible. Nous ne devons ni prendre les moyens pour la fin, ni méconnaître la nécessité d’en passer par les moyens. Il est risible de jeter la pierre à ceux que les moyens -ont obsédé, parce qu’ils devaient les vouloir à tout prix. Mais nous devons faire une différence entre ceux qui ont dépassé la période critique de l’accumulation et ceux qui sont à son début. En fait le jdanovisme, qui pourrait aujourd’hui être dépassé par les Russes, peut l’être plus difficilement par les Chinois. Mais autant nous devons nous ouvrir à la considération des nécessités qui peuvent altérer provisoirement la pensée humaine, autant nous devons reconnaître qu’il est temps, pour nous (à tenir compte de notre développement industriel) d’envisager avec quelque âpreté ce qui nous incombe. Nous pouvons, nous, sortir de l’équivoque. La prospérité où nous vivons demande la culture accomplie, qui n’est en aucune mesure un moyen, qui est une fin et qui, se voulant telle, se consacre à la réflexion sur la fin.
J’aimerais, pour finir, donner une image vivante de cette culture accomplie, liée à l’histoire de tous les mouvements qui cherchèrent dans ce monde à consacrer les ressources humaines à une fin dépassant l’utilité. L’histoire des religions et l’histoire de l’art (de la littérature autant que des beaux-arts) en serait la substance, avant la philosophie. C’est qu’elle serait le prolongement de cette manière d’être homme que seuls la religion et les arts ont su traduire. Mais sur le plan philosophique, elle serait d’abord antiphilosophie. Non qu’une philosophie ne puisse s’élever au souci de la fin opposé à celui des moyens, mais la philosophie, généralement, donne le pas au jeu de l’intelligence et, sans une critique de l’intelligence ustensile, la philosophie est elle-même ustensile. Cette critique, me semble-t-il, n’a jamais été poussée assez loin : la philosophie n’a jamais rejoint dans la haine des exigences du discours logique la simplicité, la puissance de la poésie. L’art et l’exercice de la pensée ne peuvent que difficilement se rejoindre dans un silence qui soit d’abord un tremblement.
Cette difficulté ne saurait nous faire désespérer de voir la société future laisser une modeste place à cette culture accomplie : elle ne peut elle-même, sans doute obscurément, que souhaiter « d’admettre dans son sein la présence de quelques personnes » qui lui soient « complètement inutiles ». Elles ne sauraient d’ailleurs lui sembler telles. Délivrer, un instant du moins, l’humanité de la poursuite du profit n’a pas seulement pour finir une utilité négative. Il n’est pas seulement utile en premier lieu de délivrer quelques personnes de l’utilité.
Si aucun mouvement ne retirait la va-leur suprême à l’action, les hommes seraient condamnés à retrouver leur fin aveuglément dans la convulsion, cette fois sans doute définitive, de la guerre. Il est de l’intérêt de tous de montrer la valeur de fin souveraine que la guerre put avoir jusqu’à nos jours. Nous ne devons pas craindre de faire apercevoir dans la guerre une des formes où l’activité humaine dépassa la re-cherche des moyens pour accéder à sa fin. La culture dont je parle, étant réflexion sur la fin, ferait la part du jaillissement désintéressé qu’est la guerre. Son attitude à l’égard de la guerre serait la même qu’à l’égard de tout le délire souverain du passé. Née d’une révolte contre lui, elle en serait pourtant la justification. Mais de telle sorte que la guerre à tout jamais prît le sens du silence et du tremblement.
Dans ces perspectives, il me semble que la culture et la « politique de la culture » se confondent. Ceci revient à dire que l’extrême conscience pourrait en même temps qu’elle en assure l’accomplissement définir le salut de l’humanité. Mais l’extrême conscience, ou l’extrême culture, me semblent possibles à la condition seulement de se détacher de l’action, qui ramène à l’utilité - ou aux agissements belliqueux, que dissimule parfois, et auxquels aboutit, la recherche de l’utilité. Dénoncer l’équivoque de la culture est à mon sens la seule « politique de la culture » qui, sans contradiction, situe efficacement la culture sur le plan de la politique, sur un plan tout à fait opposé au sien.
POST-SCRIPTUM
Je n’ ai pas cru devoir donner indépendamment de ses fondements le sens de ma position ; la culture ne peut envisager la question du pouvoir (en conséquence celle de la liberté, c’est-à-dire de la résistance au pouvoir), tant qu’à la base elle ne s’en est pas détachée. En particulier dans les circonstances présentes, il me semble que la politique de la culture doit se borner à comprendre de chaque côté les positions adverses. C’est en effet une banalité de dire aujourd’hui que les adversaires, ou se comprendront, ou s’anéantiront dans le même mouvement. Ils ne peuvent renoncer sans feinte à l’anéantissement de l’autre partie qu’en allant jusqu’au bout de la compréhension, celle-ci devant se fonder sur une reconnaissance des fins humaines au delà des moyens de la civilisation industrielle. Cela ne signifie pas la passivité mais la patience devant les forces politiques que les nécessités internes de leur mouvement opposent à la liberté de cette compréhension.
Vous me demandez ce que je pense des possibilités des « hommes de culture » en France. De mon point de vue, je dois simplement dire que je les aperçois, sur le plan de la recherche des fins, divisés, comme ils le sont ailleurs. Sans doute la recherche des moyens - qui fondent la richesse matérielle - divise davantage. C’est la répartition des moyens qui décide de l’adversité majeure entre les peuples. Reste à dire seulement que le fait d’être un « homme de culture » signifie une conscience quelconque des fins, des fins qui rapprochent, au delà des moyens, qui divisent.
A cet égard la culture en France a deux aspects. L’aspect traditionnel est le même qu’ailleurs. Mais le seul dont je parlerai, l’aspect moderne et singulier qui s’est dégagé, d’une manière voyante, et sans doute ne cesse pas de se dégager, surtout dans les parages du surréalisme. Cet aspect est la subversion. Je crois que, pour sa partie vivante, le développement actuel de la culture est en France dominé par l’esprit de subversion. Sans doute les esprits subversifs, dans l’intolérance d’un état de choses établi purent se trouver d’accord avec la subversion politique, et par là s’éloigner de la recherche des fins. Que le surréalisme, en premier, ait posé comme un principe la nécessité de supprimer d’abord, par la révolution, la division des hommes en classes ne signifie pas néanmoins l’indifférence au problème des fins. Les fins de l’homme, pour le surréalisme, sont données dans la poésie. Il est même possible de dire que cet intérêt fondamental est à l’origine des malentendus et des difficultés essentielles qui opposèrent les surréalistes aux marxistes (le stalinisme n’en est pas la seule explication). Il est vrai que l’exemple du surréalisme montre plutôt la possibilité de multiples désaccords à partir de la sub-version. Je crois ce risque superficiel et je dirai plutôt que la subversion seule est de nature à ouvrir à l’extrémité la solution de ces désaccords. La subversion seule donne à la culture le sens d’un accord de l’homme avec lui-même. L’article que vous avez accepté de publier me semble à cet égard subversif, sinon sensiblement, essentiellement : la fin de l’homme n’étant jamais donnée que par une subversion, par un renversement des valeurs. Il n’est pas mutile de souligner ici ce paradoxe, qu’en dépit d’un caractère conciliant, j’ai moi-même été tenu, en France, pour un esprit subversif, un des plus subversifs de ce temps, m’a-t-on dit quelquefois !
J’insiste enfin sur le fait que, du point de vue de la subversion, le surréalisme n’est pas en France un symptôme isolé ; les écrivains les plus significatifs, qu’ils aient ou non « passé par le surréalisme », ont d’abord été et sans doute sont encore des esprits subversifs. J’ai implicitement allégué Breton. Je nommerai Blanchot, Malraux, Char, Michaux, Leiris, Queneau, Genêt... (je ne citerai pas d’autres noms : pour ne rien embrouiller davantage). Je n’en veux pas tirer de conclusions rapides, mais ce fait, négligé ou méconnu, me semble seul justifier l’intérêt que suscite le développement de la culture en France. Sur le plan de la culture, la France est aujourd’hui le pays de la subversion. Or la compréhension dont je parle, si elle mûrit, suppose un renversement. Je me passe, si je peux, de laisser voir dans mes écrits cet aspect. Mais je crois que sans un mouvement violent, traduit dans la cohérence calme du langage, la culture ne peut être la fin qu’exige la rigueur de l’être, mais un bavardage impuissant, qui jouit de son impuissance.
Je sens trop bien ce qu’un tel aperçu a de paradoxal, et d’insatisfaisant. Mais de deux choses l’une, si l’on y tient, il est possible au moins de me suivre en pressentant la nécessité de la question. Si l’on n’y tient pas ? Je n’ai jamais trouvé la possibilité de mettre sur la voie ceux qui veulent éviter le problème des fins. La culture, à mon sens, mène souvent à la méconnaissance de ce qu’elle est mais, plus contraire encore à la culture, le pire n’est-il pas l’impatience ?
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Friday, February 24, 2017
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